Le récit ici est presque anecdotique : dans un onsen, à la montagne, des masseurs aveugles et des curistes se croisent sur les chemins de randonnées et se retrouvent le soir.
Le génie du film tient à autre chose. La plus grande partie de la filmographie (169 films) de Hiroshi Shimizu date d’avant 1930, elle est muette et Shimizu en gardé parfois la trace dans ses films parlants, comme un refus de sacrifier à l'avènement du sonore, un procédé toujours opérant
Il y a dans La femme et ses deux masseurs une scène singulière, de toute beauté, qui métaphorise d'une part la cécité et l'extraordinaire dextérité des masseurs, et d'autre la perte qu'entraine l'avancée de la modernité et le désenclavement (ce qui un des thèmes récurrents du cinéma de Shimizu). L’un des masseurs croise, dans la cour du onsen, une femme, qui va se retourner à plusieurs reprises, sans que lui, aveugle, ne puisse la voir. C'est une scène presque silencieuse, avec uniquement le son étrange de la pellicule — qui évoquerait presque une pièce de Bernhard Günter. Cette scène se départit des autres, soit qu'elles n'émettent que les voix des acteurs (prises au micro directionnel et éliminant tous les bruits parasites), dont les sons environnementaux ont été captés, ou encore lorsqu'une musique extradiégétique y a été ajoutée. Le silence et la répétition du mouvement, les deux personnages qui avancent successivement vers la caméra, qui se frôlent et se cognent aux autres curistes, l'extraient presque du cadre purement narratif pour aller vers une forme d'abstraction.
Plus généralement, au delà de cette stratification sonore et de cette scène muette, le film met en œuvre une batterie technique : champ / contre champ, travelling le long des coursives, caméra portée qui suit les randonneurs, cadrés au niveau des genoux sur les chemins, plans fixes à hauteur de tatami sur les curistes en train de se faire masser, etc. un prodigieux ensemble de mouvements et de heurts. À ce titre le film rappelle deux films (français) du début du parlant, dont le récit lui aussi presque anecdotique sert l'expérimentation formelle : La nuit du carrefour de Renoir et La tête d'un homme de Duvivier.
La femme et ses deux masseurs est une merveille et le cinéma de Shimizu est une merveille qui mérite une autre place dans l’histoire du cinéma.